L’homme fort

 

 

 

Dans la journée, Georges Lassoupadie était un marchand de vins comme tout le monde. Nous ne voulons pas dire par là que tout le monde était marchand de vins. Il restait bien quelques autres commerçants, et la grande masse des buveurs. Nous voulons dire qu’il avait l’air d’un marchand de vin normal, avec son tablier de grosse toile bleue, son petit ventre, son teint jaune et sa calvitie. Les ménagères qui se succédaient dans sa boutique, et auxquelles il vendait de bien étonnants mélanges étiquetés de noms de châteaux, les braves femmes, qui repartaient tordues par le poids des litres, n’auraient jamais imaginé qu’il occupât la moitié de ses nuits à de tels travaux. Pourtant ses yeux bleu clair, rêveurs, sa frange de cheveux blonds frisés tout autour de sa tête, et une sorte de légèreté aérienne dans ses gestes, sa façon d’arrondir les bras pour cueillir une paire de bouteilles sur un rayon, auraient fait dire à un psychologue attentif : « Cet homme est un poète. » Les psychologues sont rares et plus encore les gens attentifs. Ce temps-là n’en était pas plus riche que le nôtre.

Ceci se passait, il faut le dire, à une époque très lointaine, dans l’avenir ou le passé, peut-être avant le déluge, ou peut-être après la catastrophe qui fit disparaître, comme les autres, notre civilisation enfin parvenue à l’extrême pointe du progrès. Mais les besoins d’évasion de l’homme, la naïveté et la cruauté de son cœur, et les erreurs de son esprit sont éternels.

Georges Lassoupadie, sa journée finie, fermait sa boutique, dînait d’une pilule réchauffée sur son fourneau à gaz, et descendait à sa cave. Il n’avait point de famille. A douze ans, les services de surveillance de la race l’avaient fait stériliser, parce qu’il louchait, et qu’on ne voulait point qu’il engendrât de nouveaux louchons. Dix ans plus tard, il tomba dans son escalier, s’endommagea la face, et dut subir une opération qui lui redressa la vue. Il eût pu, dès lors, prétendre aux joies de la paternité. Mais ce qui est fait est fait.

C’est alors qu’il obtint du ministère de l’Economie et de la Santé publiques la gérance de ce fonds de marchand de vins, avec l’intention bien arrêtée de boire une partie de sa marchandise, afin d’oublier les nombreux petits Lassoupadie qui auraient pu être et qui ne seraient pas. Mais l’alcool le plus perfectionné, le Champagne le plus pétillant, les meilleurs produits de la technique la plus avancée ne suffirent pas à dissiper sa mélancolie. Emporté par son vague à l’âme, et par le fond de lyrisme qu’il avait hérité d’un grand-père speaker dans un poste d’émissions publicitaires, il s’adonna à la recherche scientifique.

Le soir venu, il baissait son rideau de fer, et descendait dans sa cave. Là, parmi les fours électriques, les convertisseurs et les alambics dont une équipe d’ouvriers tirait six heures durant le vin destiné à sa clientèle, il s’était installé un petit laboratoire personnel. Après avoir inventé deux vins nouveaux, un bleu pastel et un vert Véronèse, il mit au point un savon à usage interne qui permettait d’éviter la toilette matinale, à condition qu’on en absorbât une pilule avant de se coucher. Pendant la nuit, sous l’action de ce détersif, la peau absorbait et digérait les crasses, et devenait rose comme celle d’un nouveau-né.

Bientôt, ces recherches purement utilitaires, à objectif limité, ne contentèrent plus l’ambition de son esprit. Il désira contribuer à l’amélioration de la condition humaine par des mesures plus radicales. Il réfléchit longuement, et parvint à cette conclusion que la principale faiblesse de l’homme est justement sa faiblesse. Roi de la création par la puissance de son esprit, il abdique cependant devant les infimes microbes, malgré tout un arsenal de remèdes dont l’efficacité passe de mode. Georges Lassoupadie rêva de trouver le remède universel. Il raisonna ainsi : « L’ennemi naturel du microbe est le globule blanc. Il faut que je rende le globule blanc plus fort, plus résistant, plus féroce, que le plus effroyable microbe. Peut-être une nourriture appropriée, une drogue requinquante, suffirait-elle à lui donner ces vertus. » Et le marchand de vins se mit à cultiver ses propres globules blancs dans des liquides de sa fabrication. Mais lesdits globules restaient débonnaires comme l’homme dont ils étaient issus. Après avoir trempé dans des lessives fortifiantes, ils se laissaient dévorer par les streptocoques. Georges Lassoupadie chercha en vain pendant dix-sept ans, sans se décourager. Et le soir du septième jour du troisième mois de la dix-huitième année il trouva. Voici comment il sut qu’il avait trouvé :

Ce soir-là, trois liquides bouillonnaient doucement dans trois cornues reliées à un unique serpentin. L’un de ces liquides était couleur de ciel, le second couleur de sang et le troisième couleur d’or. Au bec du serpentin, une goutte perla, limpide comme de l’eau de source, et tomba dans une coupelle.

Une grosse mouche à viande, qui bourdonnait au plafond de la cave, attirée par quelque arôme que ne percevait point l’odorat du savant, vint se poser sur le rebord de la coupelle, allongea une trompe gourmande, et aspira d’un seul coup le quart de la moitié de la goutte. Georges Lassoupadie l’aperçut. Craignant la contamination des germes transportés par l’insecte, il le chassa d’un geste de la main. La mouche, obéissant à son instinct de mouche, s’envola. Et c’est ici que commence l’histoire.

La mouche s’envola avec un tel élan et une telle force qu’elle perça comme de simples fumées un alambic de cuivre, un four en terre réfractaire, et, s’enfonçant de biais dans le plafond, disparut en creusant un trou dans lequel eût passé votre petit doigt. Georges Lassoupadie, d’abord stupéfait, fut ensuite saisi d’un tremblement qui l’agita comme le vent d’avril agite les bouleaux. Il se laissa tomber sur son escabeau et se mit à pleurer de joie. Il était au bout de ses peines, et les hommes ses frères au bout de leurs souffrances. Nul doute que, nourris du liquide qui avait donné à la mouche une telle puissance, les globules blancs ne fussent désormais capables de réduire les plus virulents des minuscules ennemis du genre humain. Désormais plus de tuberculeux, plus de catarrheux, plus de syphileux, plus de cancéreux, plus de malades, plus d’hôpitaux ! Une ère merveilleuse allait s’ouvrir !

Le savant obstiné poursuivit toute la nuit sa fabrication. Quand vint l’aurore il possédait, dans un flacon fermé d’un bouchon stérilisé recouvert de paraffine, environ un demi-décilitre du liquide miraculeux. Quand il remonta au rez-de-chaussée, titubant de bonheur et de fatigue, il trouva la maison en émoi. Sept personnes couchées dans leurs lits avaient été transpercées par la mouche dans son vol ascendant au hasard de ses zigzags. Une brigade de policiers enquêtait. Georges Lassoupadie se hâta de redescendre à son laboratoire, mettre à l’abri le produit de ses recherches. A peine avait-il terminé qu’un commissaire et deux inspecteurs le rejoignaient. Le commissaire avait suivi depuis le toit, à travers les cent dix-neuf étages de l’immeuble, les trous laissés par l’insecte ravageur dans les plafonds et les planchers. Il n’en décela point d’autre dans le sol de la cave, en conclut que là se trouvait l’origine du mystère et que le marchand de vins, le seul homme qui s’y trouvât à l’heure du crime, était logiquement le criminel.

Après trois mois de cachot, le savant martyrisé retrouva sa liberté. Il n’avait pas eu de peine à démontrer qu’il ne possédait point d’arme, et que d’ailleurs aucun projectile n’aurait pu suivre la trajectoire en dents de scie que jalonnaient les trous dans les plan- chers. Enfin, si la police prétendait que sa cave était le lieu de départ de l’engin meurtrier, il prétendait, lui, qu’elle était le lieu de l’arrivée. Sans aucun doute c’était quelque capricieux aérolithe, venu du fond du ciel, qui avait meurtri les sept gisants. Cette explication plut au magistrat instructeur. Elle donnait satisfaction à son amour-propre, en lui permettant de répondre par le mystère à un autre mystère que la logique ne parvenait pas à élucider. Ce qui vient de l’infini ne saurait se conduire selon les lois conçues par notre esprit borné. Décidé à s’en tenir là, il effectua une nouvelle perquisition dans la cave, y dénicha un caillou vaguement rouillé qu’il baptisa météore, et commit à l’examiner un expert assez habile pour y trouver de vagues traces de quelque chose qui pouvait à la rigueur être du sang. L’affaire fut classée et Georges Lassoupadie élargi.

Il se précipita chez lui, faillit se casser les reins tant il mit de hâte à descendre l’escalier de sa cave, en ouvrit la porte, fit la lumière et frémit d’horreur. Un désordre inimaginable régnait dans le laboratoire des vins et dans celui de ses recherches. Cornues brisées, instruments tordus, murs et parquets sondés à la foreuse. Vidées les dames-jeannes de liqueurs fortes, les demi-muids de gros vermillon, les barriques de beaujolais bleu pervenche, et même le foudre de beaune reconstitué. La curiosité des enquêteurs était passée par là. Georges Lassoupadie enjamba les décombres, ouvrit un placard d’une main angoissée, soupira et sourit. Seul sur une étagère, le précieux flacon brillait dans la pénombre, protégé par son étiquette. Elle portait simplement deux mots : « Eau distillée ».

Pendant que le marchand de vins était emmené vers son cachot, la mouche bleue avait traversé de part en part quatre hirondelles qui prétendaient l’avaler, et percé dans toute sa longueur, voyageurs compris, le convoi de 7 h 59, en provenance de La Nouvelle-Bezon, capitale de la Lune. Puis elle était morte le lendemain, à l’aube, simplement parce qu’elle était arrivée au bout de son temps de vie. Accroché au coin nord-est du mur de la Bourse, son petit cadavre s’y dessécha au soleil, jusqu’au moment où le vent l’emportera.

Il s’était passé autre chose, pendant les derniers temps de l’absence de Georges Lassoupadie. Il possédait un rat blanc familier, qu’il nommait Mic, un vieil ivrogne. Mic furetait sans cesse entre les alambics, en quête de quelque casserole à lécher. Son maître lui prêchait en vain la tempérance, essayant de lui expliquer que l’alcool est fait pour les hommes et non pour les animaux. Mic n’en continuait pas moins à vivre dans un état de demi-ivresse qu’il trouvait fort agréable, toute morale mise à part. Lorsqu’il eut absorbé les derniers vestiges de liqueurs négligés par l’enquête, son odorat de rat le conduisit au placard et au flacon bouché. L’étiquette ne lui fit aucune impression, étant donné qu’il ne savait pas lire. Il rongea bouchon et paraffine, introduisit sa queue rose par l’orifice, et, ses petits yeux fermés de plaisir, lécha pendant cinq minutes son appendice caudal humecté de la liqueur nouvelle. Il la trouva à son goût, bien qu’un peu fade, et se promit d’y revenir.

Lorsque son maître découvrit le trou dans le bouchon, il n’eut pas de peine à deviner quel en était l’auteur. Il appela Mic. Un éclair blanc courut au ras du sol, suivi d’un sillage de poussière. Quelques débris volèrent dans tous les sens. Une seconde plus tard, il se trouvait sur son épaule, et lui léchait gentiment l’oreille. Georges Lassoupadie se livra à un examen des lieux, et eut tôt fait de déceler les ravages causés par son animal familier. Celui-ci semblait s’être multiplié par dix mille. Il avait creusé dans les murs un réseau de galeries capables d’abriter tous les rats de la capitale. Rien n’avait résisté à sa dent. Le ciment, les mœllons, l’acier, le marbre semblaient lui offrir moins de résistance qu’un lard bien gras. Les fondations de l’immeuble se trouvaient transformées en toile d’araignée. Le marchand de vins devina quel danger imminent menaçait sa vie et le fruit de ses travaux. Il posa à terre l’innocente bestiole, mit le flacon dans sa poche, sortit sur la pointe des pieds, et s’en fut chercher un domicile dans un hôtel éloigné. Trois jours plus tard, un garçon boucher, appuyant contre le mur de l’immeuble son vélo chargé de sept livres d’entrecôtes et de pot-au-feu, provoqua la catastrophe. Trois mille cinq cents personnes périrent sous les ruines du gratte-ciel. Mic sortit indemne des gravats, se secoua, et, fidèle, rejoignit son maître à l’hôtel. Celui-ci découvrit, le lendemain matin, que l’appétit du rongeur avait augmenté en proportion de ses forces. Pendant la nuit, il avait dévoré les doubles rideaux, la descente de lit, l’armoire à glace, et la laine du matelas, ne respectant de celui-ci que la stricte portion sur laquelle reposait son maître.

Le cœur tendre de ce dernier fut touché par cette attention, ce qui ne l’empêcha point d’être épouvanté à l’expectative des lendemains. Il sortit subrepticement de l’hôtel, erra quelques heures dans la ville, Mic enfermé dans la poche de son veston, et se résolut finalement à se débarrasser de lui par noyade. Il acheta un sac imperméable, y introduisit un pavé et le rat blanc, et jeta le tout dans la Seine. D’un pas léger il s’en fut ensuite à la recherche d’un nouveau logis.

Avant même d’avoir atteint le fond de la rivière, Mic avait mangé le pavé et la moitié du sac. Il ne lui resta plus qu’à nager jusqu’à la berge et à suivre la trace odorante de son maître. Les sentiments qu’éprouva ce dernier lorsqu’il sentit son fidèle rongeur lui grimper le long du mollet furent les mêmes qui agitèrent les parents du Petit Poucet lorsque celui-ci revint une première fois de la forêt avec ses six petits frères : bonheur et désolation. Le soir, il tint un discours à son compagnon, lui enjoignit de se contenter du contenu des poubelles, et le laissa à la porte de son nouvel hôtel. Il voulait passer une nuit tranquille. Mic avait fort bien compris, mais après avoir dévoré douze poubelles avec leur contenu, il éprouva le désir de s’offrir un petit dessert. L’imprimerie du Figaro était proche. C’était un journal du temps passé qui avait survécu au déluge. Mic se laissa tomber par un soupirail dans le magasin à papier et s’attaqua aussitôt à la réserve de bobines. Trois bobines de quatre cents kilos avaient déjà disparu sous sa dent, avec leurs emballages et leurs mandrins, quand le chef magasinier le vit en entamer une cinquième. D’abord ahuri, il réagit comme tout magasinier à la vue d’un rat : il saisit une pelle qui se trouvait à sa portée, et, par le tranchant, en frappa l’animal sans mesurer ses forces. Tant il avait frappé vaillamment que le manche se rompit entre ses mains, et que la pelle se trouva fort échancrée. Mais le rat, indemne, continuait son casse- croûte.

En ce temps-là, on ne croyait plus à Dieu, mais il arrivait qu’on craignît le Diable. Car on ne croit volontiers qu’à ce qu’on voit, et lorsqu’on regarde les hommes, ce sont les mille visages du Diable qu’on aperçoit. Ce qui prouve que le Diable a gagné bien des batailles depuis que Dieu fit l’homme à son image...

Le magasinier, levant les bras au plafond, appela ses aides, et les rotativistes et les clicheurs, les typos, les metteurs en pages et l’homme de bois, pour leur montrer la nouvelle incarnation de Belzébuth. Le chef correcteur, un agrégé pelliculeux dont les chaussures prenaient l’eau, cita Virgile et le Dante, et les linotypistes eux-mêmes daignèrent se déranger pour voir le phénomène. On ne leur en impose pourtant pas si facilement. N’est-ce pas eux qui matérialisent les nouvelles les plus extraordinaires venues de tous les coins de l’univers ? Sans leurs mains promenées sur le clavier de leurs machines, nous ignorerions tout des caprices du serpent de mer et du dernier mal de gorge des dictateurs. Leur chef d’équipe se baissa, saisit Mic dédaigneusement par le bout de la queue, et le projeta dans la rotative. Le rat tomba sur le ruban de papier, qui l’entraîna entre deux cylindres lancés à quarante mille tours. On entendit un horrible craquement. Accompagnés de débris de fonte, les deux cylindres arrachés de leurs bâtis jaillirent de la machine en tourbillonnant : l’un d’eux abattit le mur qui séparait le journal de la boulangerie voisine et tomba dans le pétrin après avoir fauché au passage le chef lino, le correcteur et trois mitrons. L’autre creva le plafond et redescendit avec la rédaction au grand complet, y compris les téléphones et les dactylos. Mic, tranquillement perché sur un abat-jour, grignotait un boulon. C’est dans cette posture que le saisirent les photographes et les opérateurs de cinéma aussitôt alertés. A l’aube, par éditions spéciales, le monde apprenait l’existence de l’animal que l’on avait aussitôt dénommé « le rat dur » (hard mouse).

Georges Lassoupadie fut averti avant le commun des mortels des nouveaux exploits de son petit compagnon. En effet, comme Mic ne manifestait aucun instinct Carnivore, et se laissait même volontiers attraper et caresser, les journalistes, assistés d’un dompteur de tigres et du directeur du zoo, s’étaient emparés de lui et l’avaient mis en cage. Mic, repu et fatigué, s’étendit volontiers sur la litière de coton brut préparée à son intention, et s’offrit un petit somme. Mais au bout d’une heure, il fut réveillé par la nostalgie de son maître. Il croqua gentiment les barreaux de sa cage, et s’en fut, suivi d’une caravane de voitures surchargées de journalistes, de projecteurs et de caméras. Il conduisit tout ce monde jusqu’au lit de Georges Lassoupadie. Les journalistes reconnurent l’homme à l’aérolithe, se rappelèrent la ruine de l’immeuble qu’il avait habité, soupçonnèrent quelque prodigieux mystère, et, délirant de curiosité, le sommèrent de fournir des explications. Le marchand de vins déclara qu’il le ferait devant l’Assemblée Mondiale des Sciences réunie en assemblée plénière.

Dix jours se passèrent avant qu’on pût réunir tous les académiciens, pour la plupart de respectables vieillards ennemis des moyens de locomotion dangereux. Pendant ce délai, Mic commit innocemment de tels dégâts que le public commença à le considérer comme un fléau pire que toutes les plaies d’Egypte réunies, et ne pensa plus qu’aux moyens de le faire passer de vie à trépas. Mais la bestiole supporta sans émoi toutes les attaques, et dévora de bon appétit les saucisses saturées d’arsenic ou les noix au cyanure de potassium. Après quoi, sans marquer le moindre malaise, elle s’en allait déjeuner dans les entrepôts des Grands Moulins, ou dans les stocks d’habillement de l’armée.

Le jour où s’ouvrit la séance de l’Académie Mondiale des Sciences, une foule houleuse grondait sur la place, devant le siège de la vénérable assemblée. Georges Lassoupadie monta à la tribune, très ému, non point par la colère populaire dont les échos retentissaient à travers murs et fenêtres, mais d’avoir à s’expliquer, lui, obscur chercheur, devant ces très éminents et très respectables représentants du savoir. Il se racla la gorge, toussa, commença de parler à voix basse, trouva peu à peu du courage, retraça l’histoire de ses travaux et de ses découvertes. Lorsqu’il en arriva à l’épisode de la mouche, des mouvements divers agitèrent l’assemblée. Des sourires sceptiques ridèrent de vieilles faces, quelques pupitres claquèrent, un cri fusa : « Imposteur ! » Georges Lassoupadie rougit de confusion. Ces hommes étaient de toute évidence plus savants que lui. Il s’était sans doute mal exprimé. Il n’était plus du tout sûr de ce qu’il disait. Il commençait, devant l’assurance de contradicteurs aussi diplômés, à douter de ses propres souvenirs. C’est alors que Mic, qui s’ennuyait, mit le nez puis les pattes hors de la poche du veston de son maître, fit quelques pas menus sur la tribune, et sauta à terre. D’un seul mouvement, tous les savants montèrent sur leurs pupitres, leurs barbes tremblant d’émoi. Au même instant, la foule arrachait les grilles, enfonçait les portes, criait à mort, écharpait tout ce qu’elle trouvait sur son passage. Dans la salle même, ce fut une horrible mêlée. La plupart des savants y perdirent la vie. Quelques chanceux s’en tirèrent avec une oreille en moins, ou le menton scalpé. Georges Lassoupadie, au moment où il allait périr déchiré par une meute hurlante, réunit ses ultimes forces, tira de sa poche son flacon précieux, et le but jusqu’à la dernière goutte.

C’est ainsi qu’il y eut sur terre un homme fort. L’humanité essaya tout d’abord de se débarrasser de lui. On mobilisa contre ce monstre les plus terribles armes, les avions les plus rapides, les explosifs les plus pulvérisants. Des escadres aériennes surchargées de bombes atomiques rasèrent les villes où il se réfugiait, le poursuivirent dans les campagnes, creusant sous ses pas d’épouvantables cratères. Mais l’homme surgissait indemne des séismes. D’abord affolé, il s’habitua vite à ces manifestations bruyantes qui s’avéraient pour lui sans danger. Il n’y prêta plus attention.

Ayant reconnu l’impossibilité de le détruire, les hommes durent s’accommoder de son existence, subir son appétit, craindre ses caprices. Heureusement pour eux, Georges Lassoupadie, devenu plus fort que tous les Titans et Hercule réunis, avait conservé son cœur tendre et cet amour désintéressé de ses semblables qui l’avait conduit dans ses recherches. Il mit sa force tout entière au service de son pays. C’était d’ailleurs la moindre des choses, car une bonne partie de ses compatriotes travaillait uniquement pour fournir à ses repas. Il avait beau tenter de modérer son appétit, il n’en mangeait pas moins comme plusieurs corps d’armées. Il fit un tel trou dans l’économie de la nation que le gouvernement de celle-ci dut déclarer la guerre au plus riche des pays voisins, producteur de blé et de cochons. L’homme fort, nommé général en chef, fut conduit sur un cheval blanc en direction de l’ennemi, avec accompagnement de fanfares. Mais Georges Lassoupadie n’avait pas l’âme d’un conquérant. Après avoir dévoré l’approvisionnement de ses armées, il s’endormit sur l’herbe mollette, à l’ombre d’un pommier moussu. Une sensation désagréable le réveilla. Il ouvrit un œil : il se trouvait étendu au milieu d une furieuse mêlée. Tous les tanks, les siens et ceux de l’adversaire, étaient en train de lui passer sur le corps.

Enfoncé dans la terre par le poids des blindés, il sortit de son alvéole, se déplia, et, pour la première fois de sa vie, il se mit en colère. Du bout du pied, il projeta dans l’océan le plus proche toutes ces ferrailles enragées, et envoya au diable les flottes aériennes, en soufflant dessus. Ensuite, il déclara que quiconque, dans le monde entier, voudrait faire la guerre, aurait affaire à lui. Il entendait que la paix régnât sur le monde.

Les peuples, délivrés d’un cauchemar qui durait depuis le commencement des siècles, acclamèrent l’homme fort et se mirent à l’adorer. On lui apportait des pôles ou des tropiques les mets les plus exquis, des foies de veau marin, des pieds d’éléphant farcis. Les cordons-bleus les plus réputés inventèrent pour lui des pilules-repas extraordinairement savoureuses. Le Proche- Orient lui envoya des trains entiers de roses.

Les gouvernements, inquiets de sa popularité, se réunirent en conférence mondiale, et, pour éviter qu’un mouvement international le portât au pouvoir suprême, lui offrirent, espérant ainsi combler son ambition, le trône d’un petit royaume des montagnes. C’était la seule nation du monde qui n’eût jamais connu la guerre, parce qu’elle était si petite et si pauvre qu’elle n’aurait pas nourri trois soldats ennemis et leur caporal. La population du royaume d’Aquiandora, composée de vingt-deux personnes, fit sa soumission au nouveau souverain, et, en témoignage de bienvenue, lui offrit la seule vierge qui restât dans le pays. C’était une bergère de cinquante-quatre ans, mais en eût-elle eu dix-huit que l’homme fort ne l’aurait pas été pour elle. La nature, malgré la drogue, ne lui avait point rendu ce que les chirurgiens lui avaient ôté. Il embrassa la demoiselle sur le front et la renvoya à ses brebis. Qui ne peut ne peut.

Les présidents, les dictateurs, et les rois ses cousins lui avaient choisi ce trône parce qu’il s’élevait au milieu de la chaîne de montagnes la plus sauvage du monde. Ils espéraient bien que, dans ce pays perdu, l’homme fort se ferait oublier, et qu’il oublierait lui-même de s’occuper de leurs affaires. Mais l’oisiveté pesait à Georges Lassoupadie. Chaque jour, pour se distraire, il allait décharger lui-même les cargos hélicoptères qui lui apportaient les nourritures indispensables à son appétit. De temps en temps, il déracinait un pic, comblait une vallée, détournait le cours d’un fleuve. C’était des jeux. Il brûlait de se rendre utile. L’amour de ses semblables continuait à gonfler son cœur. Un jour il partit, pour tenter de soulager quelques hommes de leur peine. Il arrivait dans un port, renvoyait chez eux les dockers suants, et faisait valser les cargaisons. Il s’attelait à une charrue à dix socs, et labourait la plaine hongroise. Ses poings, dans les forges, remplaçaient les marteaux- pilons. Il abattait à lui seul le travail de mille hommes.

Mais les ouvriers, dont il accomplissait en un jour la tâche de six mois, se trouvaient pendant de longues semaines réduits au chômage. Au lieu de répandre le bonheur, l’homme fort ne laissait derrière lui que misère et mécontentement. Il s’en désola, et résolut de s’attaquer à des travaux qu’on n’eût point accomplis sans lui. Il perça le Canal des Deux Mers, il irrigua le Sahara, défricha la forêt vierge, jeta un pont entre l’Espagne et le Maroc, et transporta l’Angleterre dans l’océan Indien, pour raccourcir la route des Indes.

Une légion de spéculateurs le suivait à la trace. Des fortunes colossales se nourrissaient de son travail désintéressé. Chacune de ses initiatives, qui bouleversait l’ordre ancien, accumulait les ruines. Quand les blés du Sahara submergèrent le marché mondial, tous les paysans du Canada et de l’Ukraine se trouvèrent réduits à la misère.

L’homme fort se dit qu’il était bien difficile de travailler au bonheur des hommes. On ne lui envoyait plus de fleurs, mais des injures. Une nouvelle conférence mondiale le supplia de ne plus travailler. L’émissaire d’un puissant monarque vint le trouver, une nuit, et lui suggéra de fabriquer encore un peu de drogue pour en faire profiter un homme qui avait l’expérience du pouvoir, qui saurait faire bon usage de sa force. Il ne suffit pas de disposer de la puissance, encore faut-il savoir s’en servir.

D’un revers de main, l’homme fort aplatit contre le mur le bavard. Il se connaissait bien. Il savait qu’il n’existait pas sur la Terre d’être plus doux que lui. Et s’il se prouvait malgré cela malfaisant, que serait-ce d’un homme peut-être cruel et avide ? Mais le discours du ténébreux chargé de mission lui avait donné une idée. Il s’installa dans une grande ville, reprit ses cornues. Il rechercha l’antidote. Il voulait redevenir un homme comme les autres. Un matin il offrit à son fidèle Mic un peu de liqueur verte dans une cuillère à café. Mic la dégusta puis s’en fut mordre la queue du chat de l’instituteur. C’était une innocente revanche qu’il prenait volontiers sur les ennemis de sa race depuis que ces derniers ne pouvaient plus rien contre lui. Le chat de l’instituteur, un matou roux, se retourna, lui cassa les reins et le dévora.

L’homme fort, qui avait suivi la scène, versa une larme de regret sur son compagnon, et une larme de joie sur lui-même. La mort de Mic prouvait l’efficacité de l’antidote. Il allait enfin redevenir un homme comme les autres, rentrer dans le rang, faire simplement sa tâche d’ouvrier, retrouver des limites.

Il but une bonne dose puis attendit, plein d’émoi. Il sentit d’abord retomber sur ses épaules le poids de ses vêtements. Quand il voulut marcher, ses chaussures lui parurent peser des tonnes. L’effort qu’il dut faire pour déplacer sa chaise lui sembla énorme. Il lui fallut plusieurs heures pour se réadapter. Enfin, il se risqua au-dehors. Il arrêta la première personne rencontrée. Tout le monde le connaissait, tant son visage avait été reproduit dans les journaux, sur les écrans. Il dit à l’homme qu’il avait arrêté :

— Je ne suis plus fort...

L’homme haussa les épaules et s’en fut. Il n’aimait pas la plaisanterie. Georges Lassoupadie le rattrapa et reprit :

— Je vous supplie de me croire. C’est la vérité. Je ne suis plus fort !

Quelques passants s’étaient arrêtés. On était toujours curieux de voir vivre l’homme fort. C’était un spectacle à surprises. Georges Lassoupadie cria :

— Je ne suis plus fort. C’est fini, fini !... Plus fort...

La foule se mit à rire. Georges Lassoupadie dit : « Regardez ! » et frappa du poing dans un mur. Sa chair s’ouvrit sur les phalanges. Le sang coula. Un long soupir de surprise monta des poitrines. Les tramways s’étaient arrêtés, les autos, bloquées, klaxonnaient. Dix mille personnes se répétaient : « Il n’est plus fort ! Il n’est plus fort ! »

— Mon salaud ! On va bien voir ! dit un homme.

Il s’approcha de celui qui n’était plus fort et le gifla. Georges Lassoupadie tomba. Une femme, en criant de joie, lui planta son parapluie dans les côtes. Une autre lui donna du talon sur la bouche. Chacun voulut avoir un petit souvenir. On s’arracha ses vêtements, sa chair et ses os.

Aussitôt que sa mort fut connue, les armées jaillirent du sol, les usines camouflées crachèrent librement leurs fumées vers le ciel, les arsenaux secrets déversèrent leurs armes. La guerre, en vingt endroits, reprit le même jour.

D’un commun accord, ennemis et alliés décidèrent d’effacer des livres d’histoire le nom de l’homme fort, et d’aider les peuples à perdre son souvenir. La paix universelle avait duré deux ans. C’était un rêve.